Samedi 27 avril

Course d’orientation avec E., que j’ai rencontré il y a quelques années, lors de mon premier remplacement temporaire au lycée. E. est une sorte de machine absolue : il crée des cours délirants (ne le lui répétez pas, mais j’ai pu jeter un coup d’œil dessus), conseille des collègues, est coordinateur de discipline. E. manque aussi terriblement de confiance en lui. Les compliments lui rebondissent dessus avec un petit couinement triste.

Et tandis qu’on roule, à la recherche de QR Codes disséminés dans une forêt pour le moins boueuse – le mois d’avril n’est pas spécialement ensoleillé en Bretagne, aussi étonnant que cela puisse paraître – on échange nos incertitudes. Que l’autre est capable de démonter, les unes après les autres. Comme ils paraissent grotesques, les complexes de l’autre, quand on voit ce dont il est capable. Évidemment, je ne le lui dis pas comme cela. Mais, comme la remise en question permanente est essentielle, dans ce boulot, être lucide sur nos forces est également essentiel. Pas seulement pour nous. Pour nos élèves également. Entrer en cours le cœur battant, certain qu’on n’est pas légitime n’est pas bon. Ni pour nous, ni pour nos élèves. Pas plus qu’être certain, semaine après semaine, qu’on prêche de la bonne façon, une parole inattaquable. Cet équilibre, cette ligne de crête n’est pas seulement un idéal. C’est aussi une hygiène mentale. Que je parviens rarement à atteindre, de mon côté.

Ou alors, il faut que ce soit sous la pluie, maculé de boue, à enjoindre quelqu’un à croire en lui.

Vendredi 26 avril

Pour la première fois de ma vie, je me retrouve avec un ensemble de cours et de supports quasiment prêts à l’emploi « tels quels » l’année prochaine. Le fait de passer du collège au lycée, et de me retrouver à préparer au bac m’a poussé à créer un maximum de ressources facilement exploitables, tant par moi que par mes élèves.

Ça fait bizarre.

Ça fait bizarre parce que jusque là, entre les années en REP+ où il était nécessaire de s’adapter quasiment en permanence et les remplacements annoncées au dernier moment et souvent temporaires, il ne m’a que rarement été possible de jouer les profs sérieux et organisés dans ce domaine. Et j’en viens à rêver. À me dire que ce serait chouette, une année, de me dire que ouais. Je n’aurais qu’à réviser des choses à la marge, peut-être préparer un ou deux chapitres, mais que l’essentiel des cours seraient à disposition, que je n’aurais pas à angoisser, de période en période, en me demandant comment je vais m’adapter au profil de cette classe ou à de nouvelles lubies ministérielles.

Heureusement, je peux compter sur mon statut pour le moins instable et les dernières annonces de nos gouvernants pour que ce souhait fugace de stabilité reste fantômatique.

Jeudi 25 avril

Correction de copies qui doivent être parmi les dernières de mes élèves de première : lorsque je les compare avec ce qu’ils produisaient en début d’année, les progrès sont impressionnants, presque pour l’intégralité d’entre eux. Et pourtant, j’hallucinais déjà, moi le prof de collège, de ce qu’ils étaient capable d’écrire au mois de septembre.

Pourtant, avec le recul, j’ignore s’ils ont vraiment appris à écrire, à argumenter. Ou s’ils sont juste devenus plus habiles à imiter. À répondre à mes attentes. On devient observateur, quand on est élève. En fin de compte, j’ignore tout de leurs progrès réels. De leur intérêt, de ce qui en restera.

On a peut-être un certain pouvoir, quand on est prof. Mais on ne sait jamais que ce que nos élèves veulent bien nous montrer.

Mercredi 24 avril

Ils entrent dans l’immense amphithéâtre du lycée d’Agnus en rigolant, mais d’un rire un poil fragile, un poil timide. Aujourd’hui c’est l’aventure, une aventure avec des petites roues : les secondes vont faire la répétition générale de la pièce qu’ils ont préparée pendant une semaine. Le Cid, bien entendu, je n’allais pas changer un texte qui gagne.
Au début, ils prennent ça à la rigolade. C’est une occasion de s’évader du cours sur la dissertation qu’ils se cognent actuellement, et éventuellement de mettre le zbeul. Je les laisse déposer leurs affaires, mettre un peu trop de temps à se préparer. Je les laisse monter sur scène.

« Maintenant on va y aller. »

Les éclairages ont changé. Salle plongée dans le noir, scène éclairée. C’est toujours là que ça commence. Là que les élèves sentent qu’il se passe quelque chose. Ça marche presque à chaque fois.

Ils sont là, avec leurs textes encore à la main, leurs costumes, un décor splendide – les élèves en charge de la technique se sont surpassées – et leurs corps, leurs voix. Petit à petit, leurs balbutiements s’affirment. Leurs paroles se font plus assurées. Petit à petit, ils se rendent compte qu’ils sont sur une scène de théâtre. Et qu’il va falloir faire mieux. Qu’il va falloir apprendre par coeur, pas parce que c’est une lubie du prof, mais parce que leur ignorance du texte les emprisonne. Qu’ils peuvent déployer leurs ailes parce que oui, le travail qu’ils ont fait, dans les couloirs, pendant les heures de perm, un peu n’importe comment et en rigolant, ça crée quelque chose, quand on le met bout à bout. Quelque chose d’imparfait, d’encore chancelant. Mais qu’Amine résumera parfaitement, la même sentence qu’à chaque fois là aussi :

« Qu’est-ce qu’on était beaux, quand même. »

Mardi 23 avril

« Monsieur, vous lisez ça, chez vous ? »

De la sixième à la première, ça les fascine. Est-ce que les textes, les bouquins sur lesquels ils travaillent m’intéressent ailleurs que dans le cadre de la classe ? Et de 12 à 17 ans, je hausse les épaules.

« C’est important ?
– Ben c’est pour savoir si vous aimez bien.
– Si je vous propose d’étudier ces textes en cours, c’est que j’estime qu’ils sont importants.
– Mais c’est pas ça qu’on veut savoir ! »

Peu ou prou la même conversation, tous les ans. Peu ou prou une déclinaison de ce désir habituel, classique de nos élèves : savoir qui nous sommes. Si j’avais le temps, et si c’était dans mes attributions, je leur répondrais probablement ceci : que c’est souvent parce j’ai découvert ces textes avec eux que, désormais, je les lis chez moi.

Lundi 22 avril

« Monsieur, y a moyen d’écouter les sons ? »

Entraînement au commentaire de texte en seconde, sur deux textes de chansons. Je n’avais encore jamais tenté le support, ça a l’air de leur plaire. Anne Sylvestre et Yoanna. Au choix. Deux textes sur les violences faites aux femmes, chacun à sa manière. La demande a été faite gentiment mais avec un tout petit sourire ironique. Je regarde placidement son auteur, Lars :

« Non.
– Oh ben pourquoi ?
– Je n’aime pas passer des chansons en cours, en français en tout cas. Vous avez le professeur qui regarde dans le vide, vous qui vous marrez un peu gênés… C’est pour ça que je vous avais envoyé les liens.
– Oui mais justement, on aime bien, c’est marrant ! »

Je laisse passer cet appel au chaos. Ça arrive souvent quand ils sont fatigués. Ils ont envie de disharmonie. Ils ont envie que les heures débordent, que le cours parte en vrille. À plus forte raison en seconde, dans un bahut composé à 90% d’élèves qui ont assimilé, par leurs origines sociales, les codes scolaires comme des lois immuables.
Parfois, ils veulent être méchants. Vilains. De sales gosses.

Ne pas se raidir. En ces derniers jours avant les vacances, j’ai encore quelques grammes de patience.

« Oui, mais après vous allez venir chouiner dans mon dos à votre prof principal que je ne vous prépare pas bien au devoir commun.
– MONSIEUR on ferait JAMAIS ça. »

Ils l’ont fait en Histoire-Géo. Je ne relève pas, leur adresse une mimique dubitative, suivie d’un sourire.

De toutes petites interactions. Pour maintenir un peu de paix, en cette dernière ligne droite.

Samedi 17 avril

« D’ailleurs croyez-vous qu’un seul homme au monde dira jamais : je suis heureux ? » – Bernard-Marie Koltès –

Ça m’arrive. À chaque début de vacances, à chaque début de période. Quand je vois l’étendue des pages blanches se déployer devant moi.

Vendredi 19 avril

Avec la gentillesse propre à Twitter, un usager a diagnostiqué que j’entretenais un « rapport obsessionnel un peu pathétique » envers mes élèves.

Sur l’échelle des amabilités que je reçois quotidiennement via ce réseau, celle-ci tape à peine un 3/10. Toutefois, elle a l’avantage de me permettre une petite introspection : suis-je « obsédé » par mes élèves ? Si je rapproche ma relation à eux avec ce que j’ai de plus voisin dans mon existence, je dirais que mes élèves sont un chaman, un guerrier et un chevalier de la mort.

Promis, je n’ai pas – trop – bu, je m’explique. En 2020, j’ai passé énormément de temps à jouer à World of Warcraft, parce que je m’étais fait trois amis. Qui jouaient les trois personnages cités ci-dessus. Moi-même, j’étais le prêtre, le guérisseur de la troupe. Et lors des soirées que nous passions ensemble, maintenir en vie ce petit groupe était ma préoccupation principale. L’intégralité de mes pauvres réflexes et de mon attention était toute entière dirigée vers ces petits êtres de pixels, dont les voix me résonnaient au casque. En voir un tomber, me rendre compte que j’avais mal anticipé, que je m’étais mal placé, que, par ma faute, notre progression dans ce donjon retors était compromise me tordait le bide.

Et puis je quittais le jeu et je pensais à tout autre chose. J’en parlais parce que c’était une expérience sociale intéressante.

Ça n’est pas bien différent, quand je bosse. Mon souffle en rythme de cette heure de cours qui se déroule comme un labyrinthe en terre d’Azeroth. Ces élèves qui lancent leurs sorts le long des copies. Moi, un peu en retrait, qui tente de stabiliser, de permettre que l’aventure arrive à son terme.

Et puis le collège, le lycée ferme. Les vacances débutent.

Mes priorités changent. Je suis autre. Je raconte mes runs dans WoW et mes anecdotes de prof. Qui sont moi, bien entendu. Moi. Cet amas de rapports obsessionnels un peu pathétiques.

Ainsi soit-il.

Jeudi 18 avril

Je déteste me sentir sale. Je donnerais n’importe quoi pour ne pas éprouver ce sentiment poisseux, dégueulasse, lorsque je me retrouve dans cette situation où j’ai été joué par un élève – une élève en l’occurrence – et qu’il faut traiter le sujet. La mettre en face de sa dégueulasserie. Ici, en l’occurrence, avoir en loucedé pris une photo de moi pendant le cours.

Elle ouvre de grands yeux, tente de nier, n’y arrive pas. Change de visage, pour qu’apparaisse le masque de l’ado boudeuse, que ça fait chier de s’être fait prendre en flag’.

Je déteste ça. À nouveau le conflit. À nouveau devoir trouver les mots tranchants, impitoyables. À nouveau, se rendre compte que ce rapport que tu crois avoir instauré avec les mômes ne repose sur rien, ou presque. Leur confiance est à la merci d’un moment de chaleur, de deux heures de cours un peu trop compliquées, des vacances qui arrivent.

Je déteste ressentir cette colère qui me dévore les entrailles dans la bagnole, et encore maintenant. Sentir que ce que j’ai construit, cru construire, c’est du coton. Et qu’importe si j’ai eu des cours merveilleux ce matin ? Qu’on a vachement avancé, que l’une des classes de première a des résultats exceptionnels ? Si ça se trouve, demain ce sera eux qui tenteront un truc pareil.

Vivement les vacances, tiens.